Une réforme agraire mi-figue mi-soja

BOLIVIE • D’abord conquérante, la réforme agraire du président Evo Morales a montré de réelles limites. Sur l’Altiplano, qui devrait soutenir sa réélection dimanche, l’avenir de la paysannerie demeure incertain.

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Por Virginie Poyetton. Assise sur un siège en plastique, devant sa maison au bord du lac Titicaca, Agueda Mamani, 50 ans, raconte: «J’ai toujours vécu dans la communauté de Queruni. Je suis la dernière et la seule fille d’une famille de cinq enfants. A l’époque, mes frères sont tous partis étudier en ville. Moi, on m’avait destiné à rester auprès de mes parents.» En 1999, le père d’Agueda meurt. La jeune femme de 35 ans et sa mère s’occupent des terres, principalement des cultures de pommes de terre. A la mort de leur mère, il y a deux ans, les frères d’Agueda, qui ne s’étaient jusque-là jamais intéressés à la ferme, réapparaissent. «Ils me disaient que les terres leur appartenaient, que je devais m’en aller. Mais mon père avait signé un testament qui disait que j’en hériterai, si je m’occupais de ma mère. Ils me disaient ‘Ce sont nos terres, car toi tu es une femme!’»
Depuis 1996, la loi autorise les femmes à devenir héritière de terres familiales. Mais les coutumes ont la vie dure. «A mon tour, je les ai menacé de devoir me payer tout le temps que j’avais investi pour prendre soin de nos terres. Ils ont fini par céder. Qu’auraient-ils fait de toute façon ici, si loin de la ville où ils ont leur vie?»

Cette année, Agueda a reçu son titre de propriété, qui lui donnera enfin la sécurité juridique dont elle rêvait. Elle pourra monter une petite entreprise de yogourts avec le lait de ses dix-neuf vaches. Agueda fait partie de ces 1,2 million de familles qui auraient, selon le gouvernement, profité des impulsions données par la nouvelle Loi de reconduction de la réforme agraire de 2006. Ce texte, adopté au début du premier mandat d’Evo Morales, a fait de la titularisation et de la redistribution des terres le cœur de la politique agraire bolivienne. Et les femmes en ont été les premières bénéficiaires: de 10% de propriétaires en 1993, elles sont passées à 46% en 2014.

Manque de terre à distribuer

De fait, une course à l’assainissement des terres a commencé dès 2006. Selon l’Institut national de réforme agraire (INRA), entre 2006 et septembre 2014, 66% des 106 millions d’hectares que comprend la Bolivie ont été assainis1, 46 millions sous forme de surfaces agricoles, 24 en tant que terres étatiques. Il y a peu, Evo Morales a promulgué une loi qui prolonge le processus d’assainissement jusqu’en 2017. Le président bolivien entend en finir avec la régularisation des terres en quatre ans.
«Quand Evo est arrivé au pouvoir en 2006, il fallait donner un signal fort, montrer que le processus de changement fonctionnait, se rappelle Juan de Dios, coordinateur national de l’INRA. Nous avons commencé par les terres de grandes extensions: les Territoires communautaires d’origine (TCO), les parcs nationaux, etc. Jusqu’en 2010, nous avons titularisé 50 millions d’hectares.»

«La titularisation s’est réalisée de manière incroyable», reconnaît Oscar Bazoberry. Pour le responsable de l’Institut pour le développement rural d’Amérique du Sud (IPDRS), les défaillances de la réforme agraire sont plutôt à chercher du côté du processus de redistribution des terres qui, selon lui, s’est arrêté avec le départ du vice-ministre des Terres, Alejandro Almaraz, en 2010 (lire ci-contre).

Point de vue partagé par Gonzalo Colque: «La réforme agraire avait pour objectif la redistribution des terres, or il n’y en a quasiment pas eu.» Selon le directeur de l’ONG Tierra, le gouvernement actuel ne voulait pas se mettre à dos les gros propriétaires.

«Gonzalo Colque se trompe, rétorque Juan de Dios. Le problème est qu’aujourd’hui, il n’y a quasiment plus de terres qui ne remplissent pas leur rôle économique et social», condition constitutionnelle permettant leur saisie puis leur redistribution. Ce qui exclut d’office les propriétés qui tournent à plein régime dans l’est de la Bolivie, notamment les cultures de soja ou de riz. «L’époque épique de la réforme agraire où l’on expropriait les grands propriétaires pour redistribuer leurs terres aux petits paysans est finie. Nonante-cinq pour-cent des TCO sont titularisés.»

Après dix-huit ans passés au sein de l’INRA, Juan de Dios est convaincu que la réforme agraire ne fait pourtant que commencer: «La terre n’appartient pas à ceux qui la travaillent, mais à ceux qui la rendent durable socialement, écologiquement, économiquement. A nous de nous en assurer. C’est maintenant que commence le travail difficile pour l’INRA.»

Collective ou individuelle?

Depuis la première loi sur la réforme agraire de 1953, il n’existe plus de latifundios (exploitation dépassant les 10 000 hectares, ndlr) sur l’Altiplano. Toutes les terres ont été redistribuées selon un modèle de propriété qui allie la propriété individuelle et collective. La loi de 1996 a toutefois séparé de manière exclusive ces deux concepts avec l’objectif de voir, d’un côté, la propriété individuelle renforcer la production agricole et, de l’autre, la collective appuyer la reconnaissance des territoires autochtones.

En règle générale, les communautés privilégient la titularisation individuelle. Sur l’Altiplano, les TCO sont une minorité. Or, pour Alejandro Almaraz, le futur des petits paysans individuels des hauts-plateaux (60% des terres titularisées ont moins de 5 hectares) est sombre. «Leur seule possibilité de survie est la propriété collective. C’est pour cette raison qu’il existe déjà 160 territoires communautaires d’origine dans les Andes.»

Avec 30% de paysans, la Bolivie est un des rares pays d’Amérique latine à forte population rurale. Pourtant chaque année, la migration vers les villes continue à vider les campagnes. Ce sont surtout les hommes jeunes qui partent en quête de travail. La population vieillit et ce sont les femmes qui se chargent de cultiver les terres, comme dans le cas d’Agueda. «Dans la région andine, les hommes sont agriculteurs à mi-temps, commente Miguel Urioste, spécialiste des questions agraires. Ils réclament leur droit à la terre, mais ne la cultivent plus.»

De fait, on assiste à une division des productions: «Ce que mange aujourd’hui le paysan n’est plus uniquement issu de ses terres, mais chaque fois plus de produits de l’industrie.» Pour Gonzalo Colque, la souveraineté alimentaire s’éloigne toujours plus de la réalité bolivienne. «Même l’Altiplano s’est converti en zone de monoculture laitière.»

Miguel Urioste est convaincu que la production de l’Altiplano a diminué. Il attend les résultats du dernier recensement pour s’en assurer. «Si la production n’est pas pour l’exportation (soja, quinoa), elle n’est pas rentable.» «C’est un sujet complexe, admet Juan de Dios. Le gouvernement devra tôt ou tard définir un modèle de développement durable pour l’Altiplano.»

En attendant, pour Agueda qui se bat chaque jour pour vendre ses yogourts face à la concurrence de l’agroindustrie, l’avenir demeure incertain. De ses trois fils, aucun ne vit dans la communauté. Quand on lui demande ce qu’il va advenir de ses terres après sa mort, elle hausse les épaules: «Je ne sais pas.»I

1 L’assainissement est un processus administratif qui permet de clarifier les droits de propriété.

«L’exemple le plus flagrant du recul d’Evo»

Vice-ministre des Terres jusqu’en 2010, Alejandro Almaraz est aujourd’hui candidat au poste de sénateur pour le petit parti écologiste.

En 2009, vous disiez au Courrier être «très satisfait» de la réforme agraire. N’est-ce plus le cas?

Alejandro Almaraz: Les chiffres sont parlants: ces trois dernières années, les statistiques de l’INRA montrent une diminution quasi verticale de la redistribution de terres et de la légalisation des propriétés. Le thème agraire est celui qui montre le mieux la régression du gouvernement d’Evo Morales: l’abandon de la transformation sociale à partir des mouvements populaires. Le gouvernement a voulu préserver le secteur latifundiste. Il a ainsi fait approuver une loi qui prévoit que les défrichages illégaux ne soient plus sanctionnés. Cela revient à légaliser la destruction des forêts.

Quel espoir de survie ont les territoires autochtones?

Ils vont survivre, l’histoire de ce pays montre qu’il est très difficile d’enlever la terre à ses habitants. Mais la pression du marché est forte, du fait des crises alimentaire et énergétique mondiales. Beaucoup de gens corrompent les dirigeants indigènes pour louer des terres, ce qui est tout à fait illégal.

Que s’est-il passé pour que la situation change à ce point?

Durant ses quatre premières années au pouvoir, Evo Morales a dû co-gouverner avec les mouvements sociaux. Mais depuis 2009, les deux tiers de l’Assemblée législative lui sont favorables. Cette concentration du pouvoir marque un tournant. Le président n’a plus besoin des mouvements sociaux, et les élites traditionnelles ont réinvesti les espaces de pouvoir.     Propos recueillis par VPn

 

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